Tamoul : grammaire

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Possibles difficultés du français pour les élèves ayant le tamoul pour L1

Alain Kihm (CNRS, Université Paris-Diderot)

 

1. Introduction

Le tamoul est une langue dravidienne parlée par environ 80 millions de personnes au sud de l’Inde (état du Tamil Nadu), au Sri Lanka et en diaspora. Les autres langues dravidiennes parlées en Inde sont le kannada, le malayalam et le télougou. Les langues dravidiennes constituent une famille linguistique sans lien démontrable avec la famille indo-européenne à laquelle appartient le français. Cela exclut toute impression de familiarité qui pourrait éventuellement faciliter l’apprentissage, du lexique en particulier : cf. français deux, trois ; russe dva, tri ; hindi , tīna (toutes trois langues i.-e.), mais tamoul reṇḍu, muuṇu. Il n’est pas sûr que ce soit très important.

 

2. Problèmes possibles liés à la phonologie

Les phonèmes (sons distinctifs comme dans pont vs. bon) du français sans équivalent en tamoul sont :

  • Les voyelles nasales /ã/, /ɛ̃/, /ɔ̃/.

  • Les voyelle arrondies antérieures /y/, /ø/, /œ/.

  • Les voyelles moyennes /ε/ vs. /e/ et /ɔ/ vs. /o/ (pas d’opposition significative en tamoul).

  • Les occlusives voisées /b/, /d/, /g/ non-prénasalisées : en tamoul, ce sont des variantes (allomorphes) de /p/, /t/, /k/ après /n/ ou /m/. Les élèves pourraient donc avoir du mal à entendre la différence entre, p.ex., sa balle et cent balles, tous deux réinterprétés comme /sambal/.

  • Les fricatives /ʃ/ (<ch>) et /ʒ/ (<j>, <ge>), qui existent en tamoul mais se réalisent autrement (rétroflexes).

  • Le r uvulaire /ʁ/ du français (le tamoul a un r vibrant /r/) et sa variante non-voisée dans les finales en /Cr/ (p.ex. quatre).

Le tamoul a de son côté des phonèmes sans équivalent en français, p.ex. les rétroflexes /ṭ/, /ḍ/, /ṇ/, /ṣ/, /ḷ/, /ẓ/, prononcées pointe de la langue retournée contre le palais. Cela ne devrait pas poser de problèmes puisque les équivalents non-rétroflexes existent aussi (sauf pour le dernier, qui se prononce à peu près comme <j> du français).

 

2. Problèmes possibles liés à la morphosyntaxe

2.1. Le nom

En tamoul, les noms se déclinent, c.-à-d. prennent des suffixes qui en expriment la fonction grammaticale (« cas ») et le nombre (singulier ou pluriel) : p.ex. kaal {singulier (non marqué), nominatif = sujet (non marqué)} ‘la/une jambe’, kaal-aal {singulier (non marqué), instrumental} ‘avec la/une jambe, kaal-kaḷ-aal {pluriel, instrumental} ‘avec des/les jambes’.

Il n’existe que des postpositions : p.ex. koyil-ukku pakkattule {temple-datif à.côté.de} ‘à côté du temple’. Pas de prépositions, ni de préfixes.

Il se peut donc que les élèves de L1 tamoul doivent s’habituer à aller chercher « à gauche » du nom les éléments grammaticaux (prépositions) qui, en français, en indiquent la relation aux autres mots de l’énoncé.

A l’inverse du français, le complément d’un nom précède celui-ci : p.ex. anta manitan-atu caṭṭai /ce homme-génitif chemise/ ‘la chemise de cet homme’ (cf. this man’s shirt). Mais le tamoul présente un suffixe génitif là où le français a une préposition (de).

L’adjectif épithète précède toujours le nom qu’il modifie en tamoul. D’où risque de généralisation à partir des cas où le français concorde (une belle maison) ? Peut-être.

Le tamoul n’a pas d’article défini (le/la/les). Il existe quelque chose qui ressemble à l’article indéfini un(e), oru, mais on ne l’emploie qu’au sens spécifique (« un certain »). Il s’ensuit qu’un nom sans déterminant peut a priori se comprendre comme défini ou indéfini non spécifique (« un quelconque »). En fait, le tamoul peut indiquer qu’un nom est défini, mais pas au moyen d’un item dédié : ainsi, le complément d’objet direct n’est marqué pour le cas accusatif que s’il est défini ; autrement, il est au nominatif, c.-à-d. non marqué pour le cas.

On peut donc s’attendre à ce que les tamoulophones aient des difficultés avec la compréhension et la production des articles français, p.ex. avec l’emploi non-spécifique de un dans Je cherche un appartement ou l’emploi générique de le dans J’aime le poulet, ce pour quoi on dirait en tamoul « Je cherche appartement » et « J’aime poulet ».

Le tamoul marque la pluralité de façon beaucoup plus saillante que ne le fait le français parlé : cf. kaal vs. kaal-kaḷ comparé à la jambe /la_ʒãb/ vs. les jambes /le_ʒãb/. Les élèves pourraient donc avoir du mal à repérer cette distinction qui ne tient qu’au timbre d’une voyelle. D’un autre côté, ce marquage de la pluralité en tamoul, pour être bien audible, n’est pas obligatoire : seuls les noms dénotant des êtres « rationnels » (les humains et les dieux) se pluralisent obligatoirement. Les autres le font facultativement, pour autant que le locuteur veuille insister sur la quantité, et rarement après un numéral supérieur à un ou un quantifieur pluriel (beaucoup de, etc.). Cela aussi pourrait créer des difficultés.

 

2.2. Le verbe

Le verbe tamoul présente une conjugaison très complexe en termes de temps et de mode, avec plusieurs classes impliquant des suffixes distincts pour les mêmes valeurs. Les élèves ne devraient donc pas être trop désorienté(e)s par les verbes français également complexes – en tout cas pas plus que les francophones natifs.

 

2.3. La phrase

Le tamoul peut être caractérisée comme une langue XV : le verbe (V) est toujours final ; ce qui le précède – X = sujet, complément(s), circonstant(s) – n’est pas soumis à des règles syntaxiques de linéarisation. Autrement dit, toutes les combinaisons possibles sont grammaticales, avec des valeurs pragmatiques (emphase, contraste, etc.) distinctes. Les élèves de L1 tamoul devront donc se rendre compte de ce que le français est tout différent, avec un ordre canonique sujet-verbe-complément (SVO). Cette prise de conscience risque d’être compliquée par le fait que le français parlé abonde en énoncés où l’ordre des arguments (actants) est apparemment autre et mobile : p.ex. Arthur, sa voiture, il l’a achetée à crédit, Sa voiture, Arthur, il l’a achetée à crédit, etc. La différence d’avec le tamoul, outre que le verbe n’est pas final, est que les arguments (Arthur, sa voiture) doivent être repris par des pronoms (il, l’) dans le noyau verbal, à défaut de quoi l’énoncé est inacceptable : cf. *Arthur sa voiture a achetée à crédit, ?Sa voiture Arthur a achetée à crédit. Les élèves auront-elles/ils tendance à produire des énoncés de ce type ? A voir…

3. Problèmes possibles liés à la sémantique et à la pragmatique

 

Là, ça devient vraiment trop complexe. Sont mises en jeu, en particulier, des différences culturelles – ainsi dans la manière de s’adresser aux autres, l’emploi des formes honorifiques, etc. – dont les enseignants devraient évidemment tenir compte… dans la mesure où ils les connaissent. Quant à moi, je n’y connais rien !

 

 

Bibliographie

 

Lehmann, Thomas (1989). A Grammar of Modern Tamil. Pondicherry : Pondicherry Institute of Linguistics and Culture.

Schweia, Horst & K. Muruganandam (2010). Le tamoul de poche. Chenevières/Marne : Assimil.