Albanais : grammaire

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Quelques contrastes pertinents pour l'acquisition du français par des locuteurs de :

L'ALBANAIS

Teutë BLAKQORI (2016)

Université de Prishtina

Table des matières

 1. L'albanais : présentation générale

L'histoire de l'origine de l'albanais (shqip en albanais) est assez controversée : pour D'Angély (1998), la langue albanaise est la première langue formée en Europe, en Asie Occidentale et en Afrique du Nord. Elle est appelée la langue « pélasgique » et a servi de modèle au grec ancien puis avec ce dernier, a permis la formation du latin. Pour Gut, brunet-Gut et Përnaska (1999), l'albanais est une langue indo-européenne orientale ou « satem », par opposition aux langues indoeuropéennes occidentales ou « centum ».

En effet, jusqu’à la fin du XIXème siècle, beaucoup de linguistes pensaient que l’albanais est une langue semi-romane à cause d’une grande influence du latin (vulgaire) se trouvant dans le lexique et la syntaxe et d’une grande ressemblance avec le roumain sur le plan morphologique, lexical et phonétique. Par exemple, ces deux langues présentent toutes les deux dans leurs structures nominales un trait indo-européen ancien : un système à trois genres (masculin, féminin et neutre), lequel, avec le temps, a évolué vers un système à deux genres avec abandon progressif du neutre.

Depuis le début du XIXème siècle, la langue albanaise est reconnue comme une langue balkanique de la famille indo-européenne, parlée nativement par environ 8 millions de locuteurs : d’Albanie (4 millions), du Kosovo (2 millions), de Serbie du Sud, de Macédoine, du Monténégro, d’Italie et par une diaspora dispersée dans le monde entier. Ecrite avec l'alphabet latin, la langue albanaise est divisée en deux grands dialectes: toskë (le « tosque ») et gegë (le « guègue »). Unifiée en 1972, l’albanais officiel est plutôt basé sur le « toskë ».

2. Sons et graphie

L’alphabet albanais comporte trente-six caractères dont sept voyelles et vingt-neuf consonnes. Contrairement au français, chaque son est transcrit dans l'orthographe albanaise (un son/une graphie). Un albanais débutant en français doit faire face à ce problème : il doit apprendre d'une part les sons qui ne s’écrivent pas comme on les entend, par exemple : [wa] : loi [lwa] ; oê : poêle [pwal] etc..; ensuite, les sons français n’existant pas en albanais, comme par exemple les voyelles nasales [ɛ̃] (prince [prɛ̃:s]) ou [õ] (garçon [garsõ]) ; enfin, les graphèmes qui ne transcrivent pas les mêmes sons en français et en albanais : ainsi x se prononce [dz] en albanais, q se prononce [tʃ] et ë se prononce [ø].

L’accent de mot albanais porte généralement sur l'avant-dernière syllabe, mais il peut également porter sur la dernière syllabe (cf.  : ministri le ministre ; ministri le ministère), ce qui peut faciliter l'acquisition de la prosodie du français (accent final de groupe).

Le système phonologique de l’albanais étant très riche en sons et assez différencié, un albanophone bien entraîné devrait pouvoir acquérir rapidement une bonne prononciation française.

3. Lexique

Les mots du lexique albanais sont d'origine grecque, latine, slave ou turque. Un nombre assez important de mots sont d’origine latine (particulièrement dans le vocabulaire religieux).

Beaucoup de mots en –ion, -ist et ik (ique) sont des emprunts au français — mais le sens des mots d'emprunt n'est pas nécessairement identique au sens d'origine :

(1) Albanais            Français

    a. fanatik            fanatique

    b. butik                boutique

    c. informacion     information

Le mot butik « boutique » veut dire « magasin» en français et « magasin de vêtements » en albanais.

4. Morphosyntaxe

L’albanais est une langue à morphologie fusionnelle : les noms se déclinent, les verbes se conjuguent, et les informations grammaticales peuvent — comme c'est aussi le cas en français — être "collées" ensemble sans qu'on puisse séparer les marques de chacune : ainsi dans l'exemple (2), l'élément -a en gras indique à la fois la définitude (article défini), le genre (féminin), le nombre (singulier) et le cas (nominatif : cas du sujet).

(2) a. Vajz -a erdhi.

          fille -la vint

         ‘La fille est venue.’

     b. Djal -i    pa një film.

      garçon -le vit un film

     ‘Le garçon a vu un film.’

L'ordre linéaire canonique des constituants de la phrase est : Sujet-Verbe-Complément(s) — comme en français.

4.1. Le nom

4.1.1. Genre, nombre, cas

Les noms albanais sont répartis en 3 genres : masculin, féminin et neutre. Ils sont également spécifiés pour le nombre (singulier ou pluriel) et le cas : nominatif (sujet) ; accusatif (objet direct), oblique (complément du nom, complément prépositionnel) :

(3) a.  laps « stylo »                 [masculin]

     b. shtëpi « maison »           [féminin]

     c. të folur « parler »            [neutre]

(4) a. veturë « voiture »           [singulier]

      b. vetur-a « voitures »        [pluriel]

(5) a. shtëpi-a « la maison »                                      [cas nominatif (sujet)]

     b. shtëpi- « la maison »                                    [cas accusatif (obet direct)]

     c. dera e shtëpi- « la porte de la maison »        [oblique/génitif]

     d. kujtim prej shtëpi- « souvenir de la maison » [oblique/prépositionnel]

Certains noms qui n'ont pas le même genre ou le même nombre en albanais et en français peuvent causer des difficultés aux albanophones apprenant le français : par exemple, le nom qui désigne "les Balkans" est singulier en albanais, et celui qui désigne "le Kosovo" est féminin :

(6) a.   *J’aime le Balkan.

     b.   *Je vais au Balkan.

     c.. *J’aime la Kosovo.

4.1.2. Déterminants

4.1.2.1. Déterminant défini

L'albanais a un article défini qui, comme celui du français, porte les informations grammaticales (en albanais : genre, nombre et cas). Contrairement à celui du français, l'article défini albanais est suffixé à droite du nom :

(7) a. Vajz -a        erdhi.

         fille- la(sujet) vint

         ‘La fille est venue.’

      b. Djal -i                   erdhi.

         garçon -le(sujet) vint

         'Le garçon est venu.'

      c. Vajz -at           erdhën.

          fille -les(sujet) vinrent

         'Les filles sont venues.'

       d. Djem -të              erdhën.

          garçon -les(sujet) vinrent

          'Les garçons sont venus.'

Mais en dépit de ce contraste entre les articles français et albanais, la position prénominale de l’article défini en français n’est pas une réelle source de difficulté pour les apprenants albanophones, qui semblent acquérir très rapidement les formes correctes :

(8) a.   La fille est venue.

      b. Le garçon a vu un train.

Un contraste remarquable entre l'albanais et le français est en revanche que tous les noms interprétés comme définis sont précédés de l'article défini en albanais, y compris les noms propres :

(9)     Art -a   erdhi.

         Arta-le   vint

         Lit. 'L'Arta est venu.'   ('Arta est venu.')

En français, certains noms propres ont un article (pays : la Roumanie ; fleuves : la Seine, etc.), mais beaucoup d'en ont pas, notamment les noms de personnes et divers noms de lieux (villes, îles) :

(10) a. Paris est beau.

        b. J’aime Villeconin.

        c. Montmartre est à Paris.

        d. J’adore Madagascar.

         e. Marie est rentrée.

         f. Médor est un chien.

Un albanophone débutant risque donc de produire des phrases françaises comme (11), en insérant systématiquement l'article défini comme il le ferait en albanais :

(11) a.   *Le Paris est beau.

        b. *J’aime le Villeconin.

        c. *Le Montmartre est à Paris.

        d. *J’adore le Madagascar.

        e. *La Marie est rentrée.

         f. *Le Médor est un chien.

4.1.2.2. Déterminant indéfini singulier

Le mot signifiant "un" tient lieu d'"article indéfini singulier" en albanais, comme en français :

(12)   Lori ka një punë.

           Lori a un travail

           'Lori a un emploi.'

Toutefois, le déterminant një en albanais ne varie pas en genre, contrairement au déterminant un(e) du français :

Albanais                        Français

(13) a. një djalë                       a'.  un garçon

        b. një vajzë                 b'.  une fille

Par ailleurs, le déterminant një n'apparaît pas en albanais dans tous les contextes appelant en français le déterminant un(e) :

          Albanais                                                                                  Français

(14) a. Unë kam çantë/torte në shtëpi.                        a'. J'ai un sac/une tarte à la maison.

            je     ai      sac/tarte   à maison

        b. Unë kam veturë.                                              b'.  J'ai une voiture.

            je       ai    voiture

        c. Lori bleu shtëpi.                                               c'.  Lori a acheté une maison.

          Lori acheta maison

       d. Lori ndërtoi shtëpi.                                           d'.   Lori a construit une maison.

           Lori construisit maison

Comme l'illustrent les exemples ci-dessus, l’objet nu (sans déterminant) albanais a, dans certains contextes, pour contrepartie en français un objet indéfini singulier. L'objet nu interprété comme indéfini singulier est très fréquent en albanais, non seulement avec le verbe « avoir » (14a,b) mais avec divers autres verbes (14c,d).

4.1.2.3. Déterminant partitif

Une autre difficulté du système des déterminants français pour un albanophone est le partitif (du, de la), qui n'a pas d'équivalent en albanais : dans les contextes appelant du/de la/des en français, l'albanais utilise des noms nus, sans aucun déterminant :

(15)       Albanais                                                            Français

        a. Arta ka punë.                                               a'. Arta a du travail.

            Arta a travail

        b. Arta nuk ka punë.                                        b'.  Arta n'a pas de travail.

            Arta neg a travail

           Lit. 'Arta n'a pas travail.'

        c. Arta vë limon.                                              c'.  Arta met du citron.

           Arta met citron

Les apprenants albanophones risquent donc de produire des noms nus là où on attend en français un déterminant- partitif :

(16) a.   *Je ne viens pas parce que j’ai travail.

  1.   *Je ne viens pas parce que je n’ai pas voiture.

4.1.2.4. Sous une préposition locative

Par ailleurs, les noms albanais restent nus (non déterminés) derrière certaines prépositions locatives, là où les noms français correspondants sont déterminés :

(17)                Albanais                                                                            Français

         a.    Arta vë limon në çaj.                                          a'.  Arta met du citron dans le/ce/son thé.

                Arta met citron dans thé

         b. Arta vë librin mbi tavolinë.                                    b'.  Arta met un livre sur la/cette/ma table.

              Arta met livre sur table.

Le complément des prépositions locatives appelant un nom à l’accusatif (« dans/au/à la», mbi « sur », nën  « sous ») est obligatoirement nu en albanais : ainsi l'exemple (18a) est mal formé, seul (18b) est bien formé :

(18) a. *Arta ha       në   kuzhin -ën.

           Arta mange dans cuisine -la

         b. Arta ha        në     kuzhinë.

            Arta mange dans   cuisine

          Lit. : 'Arta mange en cuisine.' (‘Arta mange dans la cuisine’)

Les apprenants albanophones risquent donc de produire des noms nus après les prépositions locatives, là où le français appellerait un déterminant :

(19) a.   *Je joue dans/en cour.

      b.     *J'étudie dans/en école.

4.1.2.5. Démonstratifs

Comme les démonstratifs français, les démonstratifs albanais précèdent le nom et sont fléchis pour le genre et le nombre :

(20) a.   ky djalë

             ce garçon

        b. kjo vajzë

             cette fille

Mais les démonstratifs albanais signalent aussi la proximité (ky) vs. l’éloignement (ai) de l'entité désignée, alors qu'en français cette distinction est bien souvent neutralisée par une seule série de formes (ce/cette/ces). Un albanophone pourra donc tendre à recourir aux formes complexes ce...ci, ce...là là où elles peuvent sembler inappropriées en français :

(21) a.   #Ce garçon-ci est mon cousin.

            (Au lieu de : Ce garçon est mon cousin.)

       b. # Ces filles-là nous accompagnent pendant notre voyage.

            (Au lieu de : Ces filles nous accompagnent pendant notre voyage.)

Par ailleurs, le démonstratif albanais, contrairement à celui du français, peut se combiner avec l'article défini. Toutefois, ce contraste entre les deux langues n'est pas vraiment une source de transfert : les apprenants albanophones comprennent très vite qu'un seul déterminant est autorisé en français à gauche du nom et que les suites comme (22b) sont donc a priori exclues :

(22) a.  Ky djal -i         ju     kërkon.

            ce garçon-le vous cherche

           (‘Ce garçon qui est ici vous cherche.’)

       b.   *Ce le garçon vous cherche.

 4.1.3. Modifieurs du nom

4.1.3.1. Adjectifs

Alors que certains adjectifs fréquents comme petit, grand, joli, beau, etc. précèdent le nom en français, tous les adjectifs albanais suivent généralement le nom. Ce contraste peut être une source d'interférences pour un albanophone débutant :

Albanais                                                                    Français

(23) a.  një laps i madh                                                            a'.  *un crayon grand

            un crayon grand                                                          a".  un grand crayon

       b. një shtëpi    e bukur                                                      b'.  *une maison jolie

           une maison jolie                                                            b".   une jolie maison

(On peut noter au passage que l'adjectif albanais est séparé du nom qui le précède par un petit marqueur qui n'a pas de contrepartie en français — mais existe aussi en roumain, par exemple, voir la fiche-grammaire Roumain).

4.1.3.2. Modifieurs nominaux

Les modifieurs du nom distingués en français par les prépositions à et de dans les exemples comme (24) ne sont pas formellement distingués en albanais :

Alabanais                                              Français

(24)  a.   një filxhan kafe                                      a'. une tasse de café

                une tasse café

        b.    një filxhan i kafes                                  b'. une tasse à café

               une tasse de café-le

En attendant d'avoir mémorisé les bonnes formes, un apprenant albanophone pourra exprimer la distinction au moyen d'une périphrase, comme en (25) :

(25) a.      une tasse avec du café dedans

        b.      une tasse pour le café

4.1.3.3. Modifieurs possessifs

Les possessifs albanais sont postposés au nom (défini ou indéfini) et s'accordent avec lui en genre et en nombre, à la manière d'adjectifs :

(26) Motr -a       im -e   është këtu.

        sœur -la mienne est       ici.

         Lit. : ‘La mienne soeur est ici.  ('Ma soeur est ici.')

Les apprenants albanophones risquent donc de chercher à former des possessifs postnominaux en français, par exemple en recourant à la série à+pronom, combinée à l'article défini :

(27) a.    *La sœur à moi est là.

        b.    *Les élèves à moi sont très intelligents.

4.2. La phrase

4.2.1. Pronoms sujets nuls

En albanais, comme en espagnol par exemple, les pronoms sujets faibles (inaccentués, non contrastifs) sont elliptiques ("nuls") : la personne et le nombre du sujet sont visibles grâce à la terminaison du verbe :

(28) a.    kam ardhur.

               ai      venu

              'Je suis venu(e).'

         b.    ke     ardhur.

                as        venu

               'Tu es venu(e).'

          c.   ka        ardhur.

                a           venu

                'Il/elle est venu(e).'

          d.  kanë     ardhur.

                ont         venu

               'Ils/elles sont venu(e)s.'

Les albanophones doivent donc apprendre que le pronom sujet est obligatoirement présent en français :

(29) a.   Je suis venu(e).

        b. *Suis venu(e).

        c. Ils sont venus.

       d. *Sont venus.

4.2.2. Réduplication de l'objet

Une propriété très saillante de l'albanais est que les compléments non prépositionnels du verbe, qu'ils soient définis ou indéfinis, sont couramment annoncés par un pronom à gauche du verbe :

(30) a.     e pashë një shtëpi.

               la vis      un(e) maison

              Lit. 'Je l'ai vue une maison.'    (‘J’ai vu une maison.’)

        b.    e pashë shtëp -inë.

               la vis    maison-la

              Lit. 'Je l'ai vue la maison.'  (‘J’ai vu la maison.’)

         c.     i fola      vajz-ës.

               lui parlai  à.la.fille

                Lit. 'Je lui ai parlé à la fille.'  ('J‘ai parlé à la fille.')

Les albanophones doivent donc apprendre à éviter de redoubler le complément du verbe par un pronom, en français, pour ne pas produire des phrases comme (31) :

(31) a.    *Je l'ai vue une nouvelle maison dans la rue.

       b. *[— Quelle robe voulez-vous ?] Je l'achète la robe rouge immédiatement.

       c. *[Quand un conflit éclate dans une école...] il faut aller le voir le directeur.

       d. *[Quand un conflit éclate dans une école...] il faut aller lui parler au directeur.

       e  *Voici la maison que je l'ai achetée.

4.2.3. Ordre des constituants

L'ordre canonique des constituants est Sujet-Verbe-Complément en albanais, comme en français (voir ex. (2) ci-dessus). Toutefois, comme les noms albanais sont fléchis pour le cas (leur forme morphologique indique s'ils sont sujet ou objet), il est possible en albanais d'inverser l'ordre des constituants sans nuire à la compréhension. Ainsi les deux phrases de (32) ont-elles à peu près la même interprétation :

(32) a.   Vajz-a            hëngri      moll-ën.

             fille-la (sujet) mangea pomme-la(objet)

              'La fille a mangé la pomme.'

       b.   Moll -ën             e   hëngri   vajz-a.

            pomme-la(objet) la mangea fille-la(sujet)

             Lit. : 'La pomme (elle) l'a mangée la fille.'

Les albanophones doivent donc comprendre que l'ordre Sujet-Verbe-Objet est plus strict en français qu'en albanais, et que des phrases comme (33) sont déviantes en français, même si l'objet est focalisé (mis en contraste) :

(33) a.      *La pomme a mangé la fille.

        b.      *La pomme l'a mangée la fille.

        c.      *Le train j'ai vu.

Un complément datif ("d'attribution") se met, en particulier, à l'initiale de la phrase albanaise, en présence de certains verbes, par exemple celui qui signifie "plaire" :

(34)             Lind-ës     i    pëlqejnë fustan-et.

                    Lina-à.la lui plaisent     robes-les (sujet).

                    Lit. ''A la Linda lui plaisent les robes.'  ('Les robes plaisent à Linda.')

 4.2.4. Pronoms compléments

Les pronoms compléments inaccentués s'attachent à gauche du verbe, comme en français. La position spéciale des pronoms compléments dans la phrase française n'est donc pas une difficulté pour les albanophones (voir section 4.2.2). Les principales difficultés potentielles pour un albanophone, concernant les pronoms compléments, sont de deux types :

(i) Les pronoms compléments albanais sont insérés à gauche du verbe même en présence d'un complément lexical à droite du verbe (cf. section 4.2.2)

(ii) Les deux pronoms français en et y n'ont pas de contreparties en albanais et requièrent donc un apprentissage spécifique :

(35) a. (Cette idée) j'y ai déjà pensé.

        b. (Ce film) nous en avons beaucoup parlé.

        c. (Des bananes) j'en voudrais un kilo.

Au lieu de en, les albanophones pourront produire de cela. Au lieu de y, ils pourront opter pour une ellipse (36a), ou bien pour là-bas (qui a un équivalent approximatif en albanais) (36b):

(36­­) Tu vas à l’école ?

        a. *Oui, je vais.

        b. #Oui je vais là-bas.

4.2.5. Questions

Les expressions interrogatives (du type qui, quand, où, etc.) se placent en tête de phrase en albanais comme en français standard : cette propriété n'est donc pas problématique pour les albanophones apprenant le français. Leur principale difficulté dans les questions concerne les pronoms-sujets, qui n'ont pas de contreparties en albanais (puisque tous les pronoms-sujets inaccentués sont nuls, dans cette langue, voir section 4.2.1) :

Albanais                                                       Français (standard)

(37) a.  Ku është ?                                                   a'.  Où est-ce ? Où est-il ?

             où est

        b. Kah është ?                                                  b'.  Par où est-ce ?

            par.où est

Un albanophone débutant pourra donc omettre le pronom sujet attendu en français dans les questions-réponses comme (38) :

(38) a. *Qui est ?

       b.  *Est le médecin.

Par ailleurs, la forme est-ce qui contient un pronom sujet (ce) et intervient dans un type de questions en français demande un apprentissage particulier, indispensable notamment pour les questions portant sur l'objet inanimé, introduites par qu'est-ce que. Un albanophone débutant risque donc de produire (38a), au lieu de la forme (39b) attendue :

(39) a. * Quoi tu as fait ?

        b. Qu'est-ce que tu as fait ?

4.3. Le verbe

En albanais comme en français, les verbes se conjuguent : ils sont fléchis pour la personne, le temps, le mode et la voix. Toutefois les catégories du temps, du mode et de la voix ne se correspondent pas terme à terme dans les deux langues.

4.3.1. Temps du passé

L'albanais et le français ont tous deux un "passé simple" (formé sans auxiliaire) et un "passé composé" (impliquant l'auxiliaire au présent, suivi du participe passé). Toutefois, ces deux temps ne s'emploient pas de la même façon dans les deux langues : le passé simple albanais est employé couramment comme temps du passé, alors que le passé simple français est réservé à la narration écrite. Un albanophone débutant risque donc d'avoir de la difficulté à produire le passé composé en français dans les récits au passé (40a) ; et un albanophone plus avancé, ayant appris la conjugaison du passé simple, pourrait être tenté d'employer cette forme dans des contextes stylistiquement inappropriés, comme en (40b) :

(40) a. Mes parents ont téléphoné hier matin.

        b. *Mes parents téléphonèrent hier matin.

 4.3.2. Mode subjonctif

L'albanais distingue comme le français le mode indicatif du mode subjonctif, mais le subjonctif albanais a une distribution nettement plus large que son homologue français. En particulier, le subjonctif albanais apparaît dans des contextes où le français emploie l'infinitif :

(41) a. Dëshiroj të    punoj.

            désire    TE (je) travaille (subj)

            Lit. ’(Je) désire (que) je travaille.   (‘Je désire travailler.’)

         b. Lëshoj zogjët     që   të fluturojnë.

               laisse oiseaux que TE s'envolent   (subj)

               Lit. : '(Je) laisse les oiseaux qu’ils s'envolent.   (‘Je laisse les oiseaux s’envoler.’)

Un albanophone apprenant le français risque donc de produire des phrases comme (42), en insérant le subjonctif en français là où l'albanais emploierait le subjonctif :

(42) a. *J’aimerais que je voyage.

        b. *Je laisse les oiseaux qu’ils s'envolent.

        c. *Que tu partes ! (au lieu de : Pars !)

        d. *Je vais que j’achète des pommes.

4.3.3. Voix active & non active

L'albanais distingue comme le français des formes verbales "actives" et "non actives", mais la voix "non active" ne correspond ni par sa forme, ni par sa distribution, à la voix passive du français. Le "complément d'agent" qui peut accompagner le passif français, n'a pas sa place dans une phrase "non active" en albanais. Les phrases passives françaises comme celles de (43) n'ont pas de contrepartie en albanais, et requièrent donc un apprentissage spécifique pour les albanophones :

(43) a.  Les élèves ont été interrogés par le professeur.

        b. Ces maisons sont cachées par de grands arbres.

        c. La souris a été mangée par le chat.

Un albanophone débutant pourra éviter le passif (44a), ou inverser le sujet et l'objet sans insérer être (44b) :

(44) a.   Des grands arbres cachent ces maisons.

       b. *Les élèves a interrogé le professeur.

4.3.4. Locutions verbales

Les locutions verbales comme celles de (45) requerront un apprentissage terme à terme de la part d'un albanophone :

(45) a.   avoir accès à qqch

       b.   faire l'achat de qqch

       c. faire la cour/la grimace à qqn

       d. avoir hâte de faire qqch

       e. être en froid avec qqn

etc.

Les prépositions du français ne peuvent pas toujours être mises en correspondance avec celles de l'albanais, ce qui constitue une autre difficulté à surmonter pour les albanophones apprenant le français. L'absence de correspondance concerne tout particulièrement les prépositions locatives : par exemple l'albanais te peut correspondre selon les contextes à chez ou à :

(46) a.   Shkova te mjeku.

              allai TE médecin

             ‘Je suis allée chez le médecin.’

       b.   Shkoi te shkolla.

               alla  TE  école       

               ‘Il est allé à l'école.'

Par ailleurs la préposition albanaise a une valeur locative générale pouvant être rendue en français par à, au, dans, en, sur, selon les contextes — en outre est toujours suivie d'un nom nu (non déterminé) en albanais, voir section 4.1.2.4) :

(47) a.   Mollën                e kam në dorë.

            pomme-la(objet)  la ai    NE main

            ‘La pomme, je l’ai dans la main.’

        b.  E thirra Anën.        Doli në dritare.

            la appelai Anna.     sortit NE fenêtre

            ‘J’ai appelé Anna. Elle est sortie à la fenêtre.

La sélection de la bonne préposition locative peut donc être une source de difficulté pour les albanophones apprenant le français, qui pourront, à leurs débuts, produire des phrases comme les suivantes :

(48) a.  *Je vais chez l’école.

       b. *Nous nous sommes rencontrés chez l’Université.

       c. *L’affiche est accrochée dans le mur.

       d. * Vous pouvez vous asseoir dans la chaise.

        e. *Le dîner est dans la table.

        f. *Mon ami est monté dans le toit pour qu’il sauve un chat.

En contexte non locatif aussi, le choix contextuel de la bonne préposition peut être problématique quand l'apprenant le perçoit comme arbitraire :

(49) a.    chercher à comprendre

       b.     essayer de comprendre

(50) a.     demander à partir

       b.      demander de partir

(51) a.       fort aux échecs

        b.      fort en maths

        c.       fort sur ce sujet

(52) a.       inférieur à/de 30°

       b.        hostile à/*de cette décision

        c.       impatient de/*à partir

        d.        âgé de/*à 5 ans

BIBLIOGRAPHIE

Angély (d’), Robert (1998), Grammaires albanaise comparée, Tomes VI-VII, Paris : l’ Énigme.

Boissin, Henri (1950), « Formes nominales déterminées et indéterminées en albanais », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 132: 69-81.Paris : Klincksieck.

―. (1975), Grammaire de l’albanais moderne, Paris : Chez L’auteur.

Gut, Christian ; Brunet-Gut  Agnes & Përnaska, Remzi (1999), Parlons albanais, Paris : L'Harmattan.

Ismaili, Fehmi (2007), Gjuha dhe kultura frënge në Kosovë, 1945-2000 (La langue et la culture française au Kosovo, 1945-2000), Tome I, Pishtinë : Libri shkollor.